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Harcèlement et discrimination : Des facettes importantes de la précarité des femmes

février 16, 202216 février 2022

Auteur.e.s

Laurence D. Dubuc

(Candidate au doctorat à l’École de relations industrielles de l’Université de Montréal, agente de recherche chez ARTENSO et membre du comité consultatif de Perspectives sur les arts au Canada)

Les femmes, qu’elles se définissent comme artistes ou comme travailleuses culturelles, rencontrent des formes spécifiques de précarité dans les milieux culturels canadiens. Le rapport Situation des femmes dans les industries artistiques et culturelles au Canada produit par Coles et al. (2018) en met plusieurs en évidence. Fondée sur la recension et l’analyse de plus de 250 sources publiées entre 2010 et 2018, cette étude révèle la persistance d’écarts de revenus fondés sur le genre dans plusieurs secteurs artistiques et montre que le travail et les accomplissements artistiques des femmes demeurent généralement moins diffusés et reconnus que ceux de leurs pairs masculins.

Ce blogue traite d’une autre facette de la discrimination fondée sur le genre dans les milieux culturels du Canada, soit le harcèlement sexuel en milieu de travail. Le Code canadien du travail définit le harcèlement sexuel comme « toute conduite, tout commentaire, geste ou contact à caractère sexuel susceptible d’offenser ou d’humilier un travailleur ou pouvant, pour des motifs raisonnables, être perçu par ce travailleur comme un assujettissement d’ordre sexuel par rapport à un emploi ou à toute possibilité de formation ou de promotion ». Bien que les hommes puissent également en être victimes, le harcèlement sexuel dans les milieux culturels affecte particulièrement les femmes, ainsi que les personnes s’identifiant à une minorité de genre telles que les personnes transgenres, non-binaires, bispirituelles et agenres.

Selon Virginie Maloney, avocate et directrice des opérations chez L’Aparté (« un centre de ressources juridiques de première ligne pour les personnes qui font l’objet ou ont été témoin de harcèlement sexuel et psychologique dans le milieu de la culture » au Québec), certaines dynamiques pourraient contribuer à la (re)production d’une culture favorisant les inconduites sexuelles dans les milieux culturels: les horaires de travail atypiques, le culte de la personnalité, la centralité du corps comme médium d’expression artistique dans plusieurs disciplines, etc. Dans le même article, on souligne que la prévalence du travail autonome constitue un facteur de vulnérabilité vis-à-vis du harcèlement sexuel, lequel est souvent perçu et vécu par les victimes et les témoins sous le prisme de l’abus de pouvoir.

Mobilisation des milieux culturels

Depuis les vagues de dénonciations portées par les mouvements de libération de la parole #moiaussi (#MeToo) et #TimesUp en 2017, les milieux culturels et les instances gouvernementales chargées de la culture se sont mobilisés afin de développer et de diffuser de nombreuses ressources dédiées à la lutte contre le harcèlement et la discrimination en milieu de travail.

En 2017, le syndicat Canadian Actors’ Equity Association (ci-après appelée Equity) a lancé la campagne Not in OUR Space! dans le milieu du théâtre canadien-anglais. Cette campagne constitue l’une des mesures privilégiées par Equity pour faire suite aux résultats d’un sondage mené en 2015 sur les principaux enjeux rencontrés par ses membres en milieu de travail, ainsi que sur leurs besoins en matière de soutien et d’accompagnement. Les résultats du sondage, compilés auprès de plus 1 000 personnes, mettaient en évidence qu’environ 50 % des femmes et 37 % des hommes avaient été victimes de harcèlement au fil de leur carrière. De ces personnes, 30 % avaient été victimes de harcèlement sexuel. Dans ce contexte, la campagne Not in OUR Space! visait à (1) informer et éduquer les membres d’Equity sur le harcèlement, (2) encourager la collaboration des organismes artistiques qui emploient ces membres et (3) établir et encadrer formellement un processus de dénonciation des inconduites en milieu de travail.

En 2018, le Conseil des ressources humaines du secteur culturel (CRHSC) lançait quant à lui la campagne nationale Milieux de travail respectueux dans les arts. Financée par le Conseil des arts du Canada et Patrimoine Canada, cette campagne visait notamment à s’assurer de la formation et de l’adaptation des pratiques des organismes culturels en matière de prévention et de lutte contre le harcèlement.

D’autres initiatives centrées sur la formation, la sensibilisation ou encore sur l’encadrement des processus de dénonciation ont également vu le jour au courant des dernières années, sous l’impulsion d’autres acteurs institutionnels tels que des gouvernements provinciaux et des regroupements associatifs. Au Québec, 43 associations, organismes culturels, syndicats et regroupements ont par exemple signé dès 2017 la déclaration pour un environnement de travail exempt de harcèlement dans le milieu culturel québécois et ont développé un code de conduite à afficher dans leurs milieux de travail respectifs. En 2018, le ministère de la Culture et des Communications du Québec octroyait une enveloppe de 900 000 $ pour lutter contre les agressions sexuelles et le harcèlement dans le milieu culturel québécois.

Des études surprenantes sur le harcèlement sexuel en milieu de travail culturel

Depuis la mise en place de ces ressources, quelques rares études se sont penchées sur la situation des femmes en matière de harcèlement sexuel dans les milieux artistiques et culturels. Leurs résultats sont étonnants.

L’organisme aftermetoo publiait récemment les résultats d’une étude pancanadienne menée par Hill Stratégies sur le harcèlement sexuel dans les domaines des arts de la scène, du cinéma et de la télévision. Les résultats de l’enquête, conduite auprès de plus de 1 100 personnes au Canada, indiquent une forte prévalence du harcèlement sexuel dans ces milieux. Ce sont 92 % des personnes répondantes qui ont déclaré avoir subi ou observé des inconduites sexuelles diverses au cours de leurs carrières artistiques, telles que : des moqueries, blagues, remarques ou questions à caractère sexuel malvenues (79 %); l’invasion de l’espace personnel malvenue (proximité inappropriée) (77 %); des regards ou gestes sexuellement suggestifs malvenus (63 %); une agression sexuelle (contact de nature sexuelle sans le consentement de la personne) (27 %) et plus encore.

Les résultats de cette étude montrent également que la prévalence du harcèlement sexuel en milieu de travail varie en fonction du statut d’emploi des personnes répondantes. Les personnes travaillant à contrat, qu’elles soient autonomes ou employées, ont ainsi déclaré avoir subi ou observé du harcèlement sexuel à des niveaux plus élevés (95 % et 93 % respectivement) que les personnes occupant un emploi permanent (87 %). Fait intéressant, les personnes syndiquées ont quant à elles déclaré avoir subi ou observé du harcèlement sexuel dans une proportion légèrement supérieure aux personnes non-syndiquées (94 % comparativement à 89 %). Ces résultats pourraient être attribués à différents facteurs. Les personnes syndiquées pourraient avoir accès à davantage de ressources leur permettant de pouvoir identifier plus facilement les différents visages que peut revêtir une inconduite sexuelle. Elles pourraient aussi détenir un plus grand sentiment de sécurité d’emploi susceptible de les encourager à les dénoncer. À ce jour, notre connaissance de l’effectivité des campagnes de lutte contre le harcèlement mises en place par les syndicats dans les milieux culturels demeure limitée.

En octobre 2020, le Centre for Free Expression, affilié à l’Université X (couramment connue sous le nom de Ryerson,) publiait les résultats d’une étude portant sur l’effectivité de la campagne Not in OUR Space! Les résultats de cette étude, menée auprès de 871 membres ayant eu au moins un engagement de travail d’une durée de deux semaines et plus au courant des deux années précédentes, montrent que 17 % des personnes répondantes ont été victimes de harcèlement au courant de cette période, incluant l’intimidation, le harcèlement sexuel et la discrimination fondée sur leur identité. Moins de 10 % des personnes répondantes ont également rapporté avoir observé du harcèlement durant cette période. Des 136 incidents rapportés par ces personnes, 26 % étaient identifiés comme des formes de harcèlement sexuel. Lorsque l’on tient compte du profil des personnes répondantes et de la période couverte par le sondage, ces chiffres révèlent que le harcèlement sexuel demeure toujours un enjeu préoccupant dans le milieu du théâtre.

Alors que 97 % des personnes répondantes ont affirmé connaître l’existence de la campagne Not in OUR Space!, une part importante de ces personnes ne se souvenait pas de plusieurs des éléments clés de la politique anti-harcèlement d’Equity. Par exemple, à peine 56 % des personnes répondantes se souvenaient des comportements permis et interdits dans le cadre de la politique, 55 % des procédures formelles de résolution faisant suite à la dénonciation d’un incident au moment du sondage, 36 % des possibles retombées faisant suite à la dénonciation d’un incident et 29 % des mécanismes de surveillance faisant suite à la dénonciation d’un incident. Tel que le souligne l’équipe de recherche dans son rapport, la méconnaissance des conséquences prévues en cas de non-respect de la politique s’impose comme un frein évident à son effectivité.

Les défis entourant la dénonciation des inconduites

La dénonciation des inconduites, qu’il s’agisse de harcèlement personnel, de harcèlement sexuel, d’intimidation ou de discrimination fondée sur l’identité, s’accompagne de défis spécifiques dans les milieux culturels, où les réseaux relationnels et la réputation agissent à titre de moteurs des carrières. Si les études de aftermetoo (2021) et du Centre for Free Expression (2020) ne portent ni sur les mêmes objets ni sur les mêmes populations, elles mettent toutes les deux en évidence la réluctance des personnes qui subissent ou qui observent des formes de harcèlement à les dénoncer, du moins via les canaux institutionnels qui ont été prévus à cet effet. Pour une réflexion des plus pertinentes sur les raisons qui peuvent pousser les victimes à se détourner des canaux institutionnels pour dénoncer des personnes agresseuses, voir l’excellent texte d’Édith Brunette paru dans la revue Liberté à l’automne 2021.

Selon l’étude de aftermetoo, les deux-tiers des personnes ayant subi ou observé une inconduite à caractère sexuel ne l’ont pas dénoncé. Parmi les raisons évoquées pour justifier leur inaction, 43 % ont dit craindre que cela ne nuise à leur réputation au travail, 43 % ont dit vouloir éviter d’être considérées comme quelqu’un de difficile ou d’antagoniste, 31 % ont dit craindre que l’organisation ne retienne pas leurs services dans l’avenir et 23 % ont dit avoir peur de dénoncer.

Des échos similaires sont relevés dans l’étude du Centre for Free Expression, où les trois principales raisons évoquées dans les 43 cas où des inconduites n’ont pas été dénoncées étaient (1) vouloir éviter le conflit, (2) ne pas penser que ça changerait quelque chose et (3) craindre des représailles.

Quels changements peut-on envisager?

Les deux rapports contiennent des recommandations en lien avec la lutte contre le harcèlement et la discrimination dans les milieux de travail artistiques et culturels. Parmi celles qui figurent dans le rapport du Centre for Free Expression, notons les mesures qui se rapportent au soutien et à la protection des personnes lanceuses d’alerte (whistleblowers), soit celles qui dénoncent les inconduites dont elles sont témoins. Selon le rapport, ces personnes sont souvent perçues comme des fauteuses de trouble dans les milieux culturels, alors que leurs comportements sont susceptibles de protéger leurs collègues et de les protéger elles-mêmes contre de potentiels abus de pouvoir.

Le rapport de aftermetoo offre également des recommandations basées sur les changements que les personnes survivantes aimeraient voir survenir dans leurs milieux. La principale mesure relevée par le sondage concerne la mise sur pied d’un organisme indépendant pour recevoir les dénonciations de harcèlement sexuel, identifiée par 97 % des personnes répondantes comme étant “importante”. Sur ce point, notons que L’Aparté, mentionné plus haut, a été mis sur pied dès 2018 au Québec. Le rapport contient d’autres propositions appuyées par les personnes survivantes qui ciblent plus spécifiquement les organismes employeurs, les syndicats et les guildes, les organismes ou associations de services, les bailleurs de fonds, les établissements et écoles de formation, ainsi que le personnel de représentation et de gestion professionnelle.

Ces constats soulignent que des défis importants persistent toujours en matière de lutte contre le harcèlement sexuel dans les milieux culturels canadiens. Parmi ceux-ci, notons la transformation significative, équitable et durable d’une culture toujours perçue comme pénalisant les victimes et les personnes lanceuses d’alerte qui brisent le silence. Une réflexion plus approfondie sur les facteurs qui prédominent lorsque vient le temps de juger de la crédibilité des récits et des victimes apparaît nécessaire.

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