Chercheure d’histoire : Blanche Israël
Personne passée en entrevue : Kat McCormack, directrice artistique et générale
Date d’entrevue : le 27 juillet 2021
Eastern Front Theatre (EFT) est une petite compagnie de théâtre à Dartmouth en Nouvelle-Écosse fondée en 1993 pour appuyer le travail des dramaturges du Canada atlantique. À l’apogée de la pandémie, EFT développa trois objectifs à court terme : aider les artistes de théâtre à se faire payer, saisir l’occasion de travailler sur du théâtre dans l’univers numérique, et créer du contenu gratuit et accessible à tous. Pour accomplir ces objectifs, EFT a créé et réalisé le projet Micro Digitals (micro vignettes numériques), au sein duquel 36 artistes de théâtre de partout au Canada atlantique ont tenté de traduire l’essence du théâtre en direct au moyen de micro expériences numériques de 60 secondes. Les projets comprenaient des éléments audio et vidéo, du texte, des chansons, des marionnettes, de la comédie, de la poésie, de l’animation et des hologrammes.
L’innovation : Prioriser l’accessibilité à toutes les étapes
L’accessibilité était une des valeurs fondamentales du projet Micro Digitals d’EFT tant à l’étape de la création qu’à l’étape de la diffusion. Grâce à cette initiative, EFT a été capable de travailler avec plus d’artistes de théâtre du Canada atlantique que jamais auparavant, d’explorer de nouveaux formats de création et de diffusion plus accessibles et plus compacts, et de donner aux artistes plus d’agentivité pour bâtir des soutiens à l’accessibilité dans leur processus créatif.
Pour s’assurer que les artistes profitent à plein du programme durant une période difficile, EFT a conçu un processus de demande qui ne nécessitait qu’une description de deux à trois phrases du projet de théâtre proposé. « Nous voulions que personne ne sente que c’était une perte de leur temps ou qu’on leur en demandait trop », dit la directrice artistique et générale Kat McCormack. EFT accepta les demandes de tous les types d’artistes de théâtre, pas uniquement de dramaturges. « L’impulsion était largement de permettre aux créatrices et créateurs de créer, de mettre de l’argent entre leurs mains et de laisser les artistes de théâtre travailler sur ce qu’ils voulaient, expliqua-t-elle. Les artistes étaient au cœur du projet. »
Selon Kat, la réponse fut « pas mal immense pour nous » : 75 demandes d’interprètes, de dramaturges, de conceptrices et concepteurs du son, de costumières et costumiers, de scénographes et d’autres artistes adjacents au théâtre de partout au Canada atlantique. De ce nombre, 60 à 70 % s’identifient comme artistes provenant de communautés actuellement sous-représentées dans le domaine du théâtre au Canada, y compris des artistes sourds, handicapés; des artistes qui s’identifient comme autochtones, noirs, ou de couleur; des artistes atteints de troubles mentaux ou de maladies chroniques; des artistes qui ont immigré au Canada; ou des personnes qui s’identifient comme transgenres ou queers.
EFT voyait aussi le projet Micro Digitals comme une occasion de devenir plus accessible et d’accroître sa portée, répondant ainsi à un défi important pour l’organisation : de travailler avec des artistes de théâtre du Canada atlantique, qui s’étend sur quatre provinces sur un terrain de plus de 500 000 km2. Kat et son équipe ont rencontré les 75 candidates et candidats pour en apprendre plus sur leurs projets et explorer des collaborations futures potentielles. « Ceci était une excellente occasion d’établir un contact et […] de rencontrer les personnes que nous étions censées servir –même si nous ne pouvions pas les engager directement, nous pouvions créer des liens et espérer leur donner quelque chose quoiqu’il arrive. » Si des synergies devenaient apparentes, des liens étaient facilités entre les artistes au moyen de ce que Kat appelle « le système de jumelage du Canada atlantique, mettre des gens ensembles qui ne s’étaient jamais rencontrés, mais qui semblaient avoir des méthodes de travail complémentaires » afin d’encourager la collaboration sur certains projets.
Vingt projets impliquant au total 36 artistes furent retenus pour être produits. En ce qui concerne les dépenses au-delà du temps du personnel, Kat dit que « c’était une façon vraiment abordable d’avoir un impact important sur la communauté dans son ensemble. »
À l’étape de la diffusion, EFT voulait s’assurer que les œuvres étaient elles-mêmes accessibles à tous les types d’auditoires. Le format ultra-compact fut diffusé gratuitement sur le site Web d’EFT et sur leurs comptes dans les médias sociaux. « La durée d’une minute était bonne pour cela, certaines plateformes de médias sociaux ont des limites d’une minute », souligna Kat. L’accès pour les personnes sourdes et handicapées était une priorité, avec un artiste supervisant les mesures d’accessibilité. EFT a travaillé avec les artistes pour s’assurer que chaque œuvre comprenait des éléments d’accessibilité, comme des sous-titres codés et des vidéodescriptions. Comme beaucoup d’autres organismes artistiques, Eastern Front n’a pas d’indicateurs sur le nombre de personnes qui ont visionné les œuvres.
Les défis : S’adapter à de nouvelles méthodes de travail, jongler de nombreux projets
Kat et son équipe durent apprendre à travailler avec différents types d’artistes et à gérer autant de commandes en même temps. En tant que compagnie se concentrant sur la dramaturgie, EFT adapte normalement le travail de dramaturges et ne présente qu’une ou deux productions complètes par année. « Nous ne travaillions pas qu’avec un seul artiste sur une seule œuvre. Nous avions vingt projets en cours; tout devait se passer beaucoup plus rapidement. Les projets étaient plus petits, mais parce qu’il y en avait autant, cela exigeait beaucoup de nous, sur le côté administratif… Ceci était tellement une nouvelle méthode de travail pour nous », dit Kat.
Kat était nouvelle dans son rôle de directrice artistique et générale, un poste qui était vacant depuis plus de six mois. « C’était étrange pour moi, parce que c’était mon tout premier projet avec EFT », expliqua-t-elle. Cela signifiait qu’elle passait beaucoup de temps à essayer de comprendre les processus créatifs et à travailler étroitement avec les artistes.
Puisque le bien-être des artistes occupait une place centrale dans le projet, EFT s’est adapté à la méthode de travail préférée de chaque artiste, les invitant même à établir leurs propres échéances. Voir des artistes qui faisaient face à des obstacles s’excuser et présumer que la compagnie ne voudrait pas accommoder leurs besoins a vraiment poussé Kat à s’ouvrir les yeux. « À au moins deux reprises, il y avait des artistes handicapés qui ont dit, “Je ne peux pas faire ça en ce moment. Je comprends si tu ne veux pas travailler avec moi à cause de mon handicap.” » Kat s’est fait un devoir d’accommoder autant de méthodes de travail que possible. « À aucun moment est-ce que je ne voulais que quelqu’un se sente stressé à propos de ce qui devrait être un petit projet excitant et amusant. »
Les finances : Ouvrir des possibilités pour des revenus futurs
Le projet Micro Digitals fut conçu pour incarner la mission d’EFT d’appuyer les créatrices et créateurs au Canada atlantique et non pour créer une nouvelle source de revenus pour la compagnie. « Par un heureux hasard, nous avions de l’argent dans nos fonds de tiroir, ce qui était assez pour un cachet de 500 $ pour 20 projets. » EFT n’a pas nécessairement maximisé toutes les possibilités de financement, parce que le temps et l’effort requis auraient considérablement ralenti le projet. « Nous avons annoncé le projet [Micro Digitals] en même temps que l’annonce de mon entrée en poste », dit Kat. « Si nous avions été au-dessus de nos affaires, nous serions allés chercher un commanditaire, nous aurions rédigé des demandes de subventions. Mais nous n’avions pas vraiment eu la chance de faire grand-chose. »
Néanmoins, le succès du projet Micro Digitals a dirigé l’élaboration d’une nouvelle initiative connexe appelée Macro Digitals. Pour Kat, « l’objectif est de le refaire, mais de faire quatre projets avec cinq partenaires. Chaque projet serait plus long et aurait une portée plus vaste. » Le contenu numérique de qualité qui est ressorti du projet Micro Digitals servira de validation de principe solide pour les demandes de subventions et de commandites pour les initiatives à venir.
Les leçons : Impact plus grand sur les artistes, leçons transférables
Grâce au projet Micro Digitals, EFT a trouvé une façon efficace d’appuyer le travail des artistes de théâtre du Canada atlantique. « Nous avons pu examiner comment nous pourrions propulser la carrière de beaucoup plus de personnes, plutôt que celle d’un seul dramaturge par année », dit Kat. EFT augmenta considérablement ses contacts dans chacune des provinces de l’Atlantique.
EFT joua un nouveau rôle précieux en tant qu’intermédiaire, mettant en place des occasions pour les artistes de se rencontrer et d’explorer des collaborations basées sur des méthodes de travail complémentaires. Selon Kat, « des petites choses peuvent avoir un impact important en termes de pouvoir mettre en valeur le talent et l’ingéniosité des artistes au Canada atlantique. Ce type d’occasion ne se présente pas si souvent dans les Maritimes. »
L’exploration numérique qui découla de la production du projet Micro Digitals aida la compagnie à s’ajuster à un changement de plans inattendu. Avec l’assouplissement des restrictions en Nouvelle-Écosse, le festival annuel d’EFT, Stages Theatre Festival devait aller de l’avant avec des spectacles en présentiel jusqu’à ce qu’une période de confinement inattendue soit annoncée à la fin d’avril. Grâce à l’expérience d’EFT avec le projet Micro Digitals, Kat dit, « qu’ils avaient déjà une meilleure idée de la manière dont les gens allaient interagir avec le contenu en ligne. Une des leçons [du projet Micro Digitals] était que les gens allaient regarder les vidéos à leur gré. » EFT incorpora ce qu’ils apprirent dans la conception du Stages Theatre Festival, rendant le contenu disponible sur demande plutôt qu’en diffusion continue.
Ce qu’EFT a appris de plus importants était comment créer du contenu pour consommation en ligne. « Si tu commissionnes quelque chose qui sera en ligne, tu dois demander à l’artiste pour une transcription », met en garde Kat. La transcription d’un artiste peut être utilisée pour en tirer des descriptions d’images, des sous-titres codés et du texte descriptif. Une transcription peut aussi augmenter l’exactitude des soutiens à l’accessibilité accompagnant les œuvres créatives connexes. « J’aurais gagné beaucoup de temps si nous avions fait cela. » Sans la contribution des artistes, l’équipe administrative devait accomplir beaucoup de tâches chronophages et devait parfois jouer aux devinettes.
Le projet Micro Digitals aida EFT à se développer en tant qu’organisme pendant une période difficile. Kat le résume ainsi : « en fin de compte c’était encourageant et vraiment inspirant, même pour moi. Cela nous a aidé à regarder vers l’avenir d’un nouvel œil. »