Chercheure d’histoire : Myriam Benzakour-Durand
Personne passée en entrevue : Marianne Perron, directrice principale, programmation musicale et développement artistique
Date d’entrevue : 9 juillet 2021
Le 13 mars 2020, le premier ministre du Québec, François Legault, annonçait la fermeture des milieux d’enseignement et des centres de la petite enfance pour deux semaines. C’étaient les premiers gestes qui annonçaient le début du confinement. La saison 2020-2021 de l’Orchestre symphonique de Montréal (OSM) devait être lancée autour du 16 mars 2020. « Une saison, ça prend entre un an et demi, deux ans à concevoir, à développer. On était le jeudi, on avait des brochures imprimées et on commençait à rencontrer les journalistes le lundi », raconte la directrice principale à la programmation musicale et au développement artistique Marianne Perron. Alors que la programmation était ficelée, que tout le travail avait été accompli avec cœur et dévouement, la pandémie aura obligé l’annulation de plus de 70 concerts. « Et tout à coup, tout s’écroule. Je me rappelle avoir eu un 24-48 heures où j’étais vraiment déprimée », explique Marianne. Puis, après s’être accordée une pause de 24 heures, elle s’est permise de le dire : « C’est dur, c’est vraiment dur. Mais go, on y va. » Son équipe a monté une programmation en continu et en grande partie en ligne sachant que les concerts pouvaient être annulés à tout moment en fonction des mesures sanitaires. Ils ont développé plusieurs expertises, autant au niveau des ressources humaines que du numérique, pour s’assurer que l’orchestre puisse continuer à jouer. « Un orchestre, c’est comme une équipe de football ou de hockey. S’ils ne jouent pas ensemble sur une base régulière, l’équipe est moins bonne. »
Les innovations : La réorganisation du travail et le développement d’une expertise en numérique
Les mesures sanitaires du gouvernement du Québec autorisaient les musiciens à rester sur scène tant que les mesures de distanciation étaient respectées et que c’était pour des fins de diffusion. Ces mesures, combinées à une gymnastique au niveau des finances et d’une grande adaptabilité des équipes et des méthodes de travail, ont permis de maintenir l’activité de l’OSM.
L’adaptation fut prioritaire dans ce contexte, puisqu’il fallait modifier les habitudes de consommation du public (qui n’avait pas l’habitude d’aller voir des concerts sur internet) et s’ajuster aux différentes dynamiques du groupe. Il a fallu que l’équipe se spécialise rapidement dans la production du numérique.
L’expertise : diffuser la musique classique
Très rapidement avec les mesures sanitaires, l’équipe technique est passée de quelques diffusions par année à une quarantaine. Elle s’est retrouvée à refaire des plans de scène et à choisir les pièces en fonction du nombre réduit de musiciens sur scène, car à deux mètres de distance ils passaient de deux musiciens par lutrin à un seul. De plus, avant la pandémie les diffusions de l’OSM étaient gratuites. En très peu de temps, il a fallu que l’orchestre imagine une forme de rémunération sur ce nouveau mode de transmission des concerts. Il a fallu allouer du budget à la diffusion, puis en couper dans certaines activités (le coût des artistes invités par exemple). Donc les budgets ont dû être repensés en collaboration avec les membres du conseil d’administration.
D’un point de vue technique, il n’existait pas d’expertise dans la diffusion de la musique classique. L’équipe technique s’est spécialisée et a appris au fur et à mesure. « On a fait face à tous les problèmes de type positionnement, éclairage bruyant, éclairage qu’on met dans une salle lorsqu’il y a du public pour créer une ambiance et qu’on diffuse, etc. », raconte Marianne. L’équipe a investi beaucoup de temps pour développer cette expertise, préparer une offre soignée et une réflexion technique par rapport à la prise de vue, au montage, au générique, etc. L’équipe a créé des capsules explicatives où un artiste explique la pièce qu’il dirige et qui sera jouée, afin de donner un côté plus humain au virtuel. Tout ça n’existait pas avant la pandémie et est devenu une spécialisation en musique classique qui pourrait être partagée avec d’autres orchestres et artistes, selon Marianne.
Le virtuel fut très bénéfique pour aller chercher de nouveaux publics. Par exemple, la première école à s’être inscrite aux matinées jeunesses venait du Nunavik (dans le nord du Québec). Aussi, le premier concert dirigé par Rafael Payare (chef d’orchestre et directeur musical de l’OSM) à Montréal a été vu dans 80 pays, ce qui représente environ 125 000 visionnements.
Réorganisation du travail : collaboration, soutien et souplesse
Créativité et souplesse sont les mots d’ordre pour la programmation 2020-2021. L’organisation de concerts, qui généralement exigeait des réunions et des réflexions, s’organisait plus spontanément. La structure de travail est devenue plus collaborative : « on est moins en silo, on apprend à travailler à distance, à communiquer ». Cette collaboration entre l’administration, la production et les musiciens fut extraordinaire pour le renforcement d’équipe. Les membres se sont rendus disponibles, en mode créatif et à l’écoute. Ils travaillaient ensemble et se sont finalement beaucoup amusés. Toutefois, dans un groupe, les habitudes ne changent pas du jour au lendemain.
Il y a des gens qui vivent avec la pression plus facilement que d’autres et on l’a vu dès le départ. Les gens ne vont pas à la même vitesse, la réaction peut être de s’éteindre complètement, de lutter ou de s’adapter. Mais à un certain moment dans un groupe, plus il y a de gens qui, de la manière la plus paisible possible, commencent à s’adapter, plus ça amène d’autres à s’adapter aussi. Et à un certain moment, on devient souple.
Le confort, la santé et le bien-être psychologique de tous étaient au cœur de décisions. Plusieurs initiatives furent déployées pour soutenir les équipes et particulièrement les membres vivant seuls pour qui l’isolement était plus difficile : un réseau d’appels, des marches, des appels matinaux, etc. Ce soutien au niveau humain a eu pour résultat que les employés se sont investis au maximum et se montraient disponibles et prêts à faire des sacrifices.
Le défi : Repenser le mode de fonctionnement en maintenant les emplois à tous les niveaux et en s’appuyant sur la communauté
La première préoccupation de l’OSM était de s’assurer que ses équipes allaient bien. Avec la pandémie, c’est toute la structure, tout l’écosystème du milieu de la musique qui s’est effondrée. L’OSM a dû repenser son mode de fonctionnement dans un contexte orchestral très complexe.
À l’OSM, il y a trois types de contrat : l’administration, qui est composée d’employés qui ont des contrats à long terme; les musiciens de l’OSM, qui sont officiellement des contractuels avec des conditions annuelles; et finalement, les artistes invités (chefs d’orchestres, solistes, pianistes, violonistes, etc.) qui sont engagés en tant que contractuels et qui viennent d’un peu partout dans le monde.
Alors en fait quand je dis qu’on a annulé, c’est qu’on a annulé tous nos chefs invités et tous nos solistes invités, qui se sont faits aussi annuler partout dans le monde. Avec des agents qui sont payés à la commission, et qui travaillaient comme des fous plus de 14 heures par jour à annuler, reprogrammer. Mais pas de concert, pas de cachet. Pas de cachet, pas d’argent. Donc ça nous a obligé à repenser notre mode de fonctionnement.
Deux éléments ont permis de maintenir les emplois et l’activité au sein de l’OSM : un conseil d’administration fort dont la priorité était de sauver les emplois à l’interne et un soutien de la part de la communauté au moyen de dons.
L’implication et le travail acharné du conseil d’administration pour passer à travers la crise ont encouragé les employés à s’engager et à participer malgré les difficultés. Nonobstant parfois une légère diminution salariale, le personnel de l’administration, de la production et les musiciens de l’OSM ont tous maintenu leurs emplois. Les membres du Conseil d’administration, dont plusieurs sont des spécialistes de la gestion, se sont réunis régulièrement avec la haute direction et le département des ressources humaines pour s’assurer que les employés allaient bien. « À partir du moment où on a compris que ça a été, malgré les périodes de turbulence, une priorité absolue, je crois que ça a aussi contribué à une reconnaissance de la part de l’équipe, et de tout le monde envers la haute direction. » En plus, Marianne Perron partage avec beaucoup de gratitude l’amour et le support financier du public qui prenait part aux concerts depuis des années. « On a annulé tellement de concerts, puis les gens avaient le choix entre se faire rembourser, prendre le coût du billet ou faire un crédit pour quand on allait recommencer, et faire un don. Le pourcentage des gens qui ont fait un don, c’est énorme. » Pour Marianne, il est évident que de sentir ce soutien de la communauté est nécessaire pour être résilient.
Les finances : Subventions gouvernementales et un focus de la part du Conseil d’administration
Au niveau financier, en plus de l’appui de la communauté, le gouvernement du Québec a démontré un support considérable à la culture durant la crise sanitaire. Cette présence gouvernementale, en plus de l’investissement et du support du conseil d’administration étaient indispensables à la formule gagnante dans le contexte difficile.
Le ministère de la Culture du Québec a permis le maintien des activités et a donné à l’orchestre le soutien financier nécessaire pour continuer d’engager des artistes invités canadiens.
On a annulé presque la majorité des artistes de la saison 2020-2021, mais on en a engagés qui n’étaient pas prévus initialement. On a engagé beaucoup d’artistes canadiens qui étaient déjà au Canada, des artistes canadiens qui acceptaient de faire la quarantaine et qui en profitaient des fois pour venir chez nous et ailleurs au Canada.
Cela a permis une belle collaboration entre les organismes culturels et artistiques à travers le Canada : « Je pouvais appeler mes collègues dans l’Ouest en disant “est-ce que tu prévois que ton directeur musical va venir au Canada, pendant telle période? Et si oui, est-ce que tu penses que je pourrais l’engager après à venir diriger l’OSM?” » se rappelle Marianne.
De plus, le ministère de la Culture du Québec offrait une compensation financière pour les pertes de billets lorsque les organismes, pour respecter les mesures sanitaires, ne pouvaient pas accueillir de public en salle ou le pouvaient mais de manière très réduite.
Le conseil d’administration de l’OSM a mis en place un comité finances, dans lequel les membres ayant des spécialisations et compétences dans le domaine, ont scruté les finances à la loupe. Ils ont développé des plans en fonction de différents scénarios et prenaient le temps de regarder tous les dossiers. « Mais pas comme si on était sous tutelle, ils étaient vraiment avec nous », raconte Marianne. De plus, ils reconnaissaient aussi chez les équipes tout l’engagement, puis tout le travail qui était fait.
Les leçons : L’agilité et la force de la communauté
L’agilité en entreprise est un concept à la mode. Cette méthode priorise les individus et leurs interactions, cultive la collaboration et se concentre sur l’adaptation au changement. Marianne s’était familiarisée avant la pandémie avec la théorie et voulait faire un forum dans l’organisation pour réfléchir à la façon qu’ils pouvaient structurer l’organigramme de l’OSM pour le rendre plus agile. La crise sanitaire a imprégné dans l’action le concept d’agilité dans la culture de l’organisation. L’utilisation de cette méthode est vraiment bénéfique lorsque les équipes de projets, les gestionnaires et le personnel changent leur manière d’être et de penser, et c’est exactement ce qui est arrivé à l’OSM.
L’agilité, ce n’est pas une personne toute seule, c’est une organisation. Et ça ne veut pas dire de faire n’importe quoi, n’importe quand, par n’importe qui. L’agilité c’est que oui il y a une structure, un organigramme qui existe, mais l’organigramme nous permet assez de souplesse pour régler les problèmes de façon agile.
La mobilisation du département des ressources humaines, le soutien du conseil d’administration et l’écoute des équipes de projets sont des éléments qui selon Marianne contribuent à la résilience. Humainement, un grand orchestre, c’est comme un village : avec une centaine de musiciens et tous les autres membres des équipes, ils sont presque 200 personnes dans l’organisation. Il faut prendre en considération le niveau de confort et le bien-être psychologique de chacun. Marianne est assurée que dans ces situations difficiles :
une personne seule ne peut être résiliente. Il faut que ce soit le groupe qui le devienne, et il faut à ce moment-là qu’il y ait un immense respect et une excellente communication pour que les gens se disent que ça vaut la peine d’être résilient.
Grâce à une gymnastique au niveau des chiffres et de la programmation, à une implication gouvernementale considérable, à des dons et à l’agilité de l’organisation, l’OSM a continué de faire ce qu’il fait de mieux malgré la crise et les mesures sanitaires : jouer de la musique classique du répertoire. Ils ont mis l’énergie, le cœur et l’humanité pour continuer à diffuser des concerts, parler à leur public, continuer de faire des programmes, des notes sur les œuvres et d’offrir un produit soigné. Alors que plusieurs en culture se sont retirés, l’OSM a fait son possible pour offrir des spectacles et combler le vide artistique. Car comme le dit Marianne qui cite Daniel Bélanger : « L’art, la culture, ce n’est pas utile, mais c’est indispensable. »