Chercheure d’histoire : Myriam Benzakour-Durand
Personne passée en entrevue : Kiran Ambwani
Date d’entrevue : 15 juin 2021
Kiran Ambwani est une photographe portraitiste et documentariste basée à Montréal. Elle est membre du conseil d’administration du festival Accès Asie, premier festival de la série estivale de festivals montréalais qui a dû réagir à la situation pandémique et passer en ligne en mai 2020. La transition numérique de ce festival et le bassin d’artistes canadiens d’origine asiatique y participant l’ont inspiré à développer un projet nommé Résilience artistique. Dès le début du confinement, Kiran a voulu offrir avec ce projet une visibilité aux artistes de cette communauté qui faisait face à un niveau plus élevé de racisme en raison de la pandémie. En effet, ceux dont l’apparence ressemblaient aux personnes d’origine chinoise (indonésiens, filipinos, vietnamiens, etc.) disaient être victimes d’une recrudescence de comportements racistes.
Pour certains artistes c’était une réalité à tous les jours. Il y a une fille qui m’a dit qu’elle a évité d’aller à l’épicerie pendant un mois, parce qu’à chaque fois qu’elle allait à l’épicerie, elle trouvait que les gens la regardaient bizarrement.
Les 135 témoignages récoltés dans le projet de Kiran ont pour objectif de raconter les défis et la réalité des artistes d’origine asiatique lors de la pandémie et de montrer les contributions de cette communauté : « Ils ne sont pas des virus, ils sont des humains, des artistes, des créateurs. Ils amènent la vie, la joie. Et il faut célébrer ça. »
Étant reconnaissante de l’initiative fédérale de la Prestation canadienne d’urgence (PCU), elle a profité de ces revenus et du temps isolé à la maison pour se familiariser avec l’application Zoom, qu’elle ne connaissait pas avant la pandémie. Ce qui a débuté par des discussions et des échanges s’est développé en séances photos « Screenshot » de l’artiste interviewé dans son environnement (sa maison, son studio, son pays, etc). Cette photo agrémentait le discours de l’artiste, permettait de mettre une image sur son univers et ainsi, d’en apprendre davantage sur sa situation pandémique.
Les innovations: La photographie par capture d’écran et une nouvelle approche artistique
Étant photographe documentaire, le contact et la connexion humaine ont toujours été un aspect important du travail de Kiran, et la résilience un sujet qu’elle explore généralement dans ses projets. L’aspect innovant de Résilience artistique était donc l’utilisation de plateformes de visioconférence (telles que Zoom, messenger, Whatsapp, Facetime) qui lui ont permis de continuer à photographier les gens malgré l’isolement et la distance. En effet, n’ayant pas besoin de se déplacer, elle est rapidement passée de 60 artistes liés au festival Accès Asie à 135 artistes habitant d’un bout à l’autre du Canada et parfois même à l’extérieur du pays.
La capture d’écran avait pour avantage d’étendre la portée géographique de ses connexions. Toutefois, elle apportait son lot de défis. Défi numéro un: « Le network! ». La qualité du réseau Internet et du matériel informatique du sujet avait un impact direct sur la résolution de l’image qu’elle captait. N’ayant aucune emprise sur cet élément, la photographe a dû adapter son approche artistique. Elle a relâché le contrôle sur l’esthétique de son image et accepter la réalité de l’artiste à l’autre bout de la conversation vidéo. Au début, la qualité réduite des images la rendait inconfortable, mais avec le temps elle a développé une appréciation de la (sur)pixellisation et de la texture « avec beaucoup de grains» que ce nouveau médium lui permettait de capter.
Autre adaptation artistique très importante : une nouvelle approche très participative découlait de la rencontre hors studio, dans l’environnement et l’intimité du sujet. « Mes sujets dans ce projet étaient impliqués du début à la fin, depuis la conception de l’image. Parce qu’on commençait à partir de leur espace, puis on cherchait la meilleure source de lumière, l’angle le plus intéressant pour placer leur téléphone, leur ordinateur. »
Dans son studio, c’était plutôt Kiran qui dirigeait les modèles. À distance, l’échange et le dialogue devenaient des caractéristiques distinctes de l’organisation de son travail. L’implication des modèles sur la manière dont ils voulaient se voir, sur la présentation de leur réalité, lui a offert des défis artistiques très intéressants. Dont voici deux exemples :
…un artiste me disait: ”Ah ben moi je suis un artiste transgenre: des fois je suis un homme, des fois je suis une femme. Peux-tu capturer ça dans une image sur Zoom?”. Okay… comment on fait ça!? Donc, j’ai modifié sur photoshop et j’ai essayé de présenter des facettes différentes.
Le dernier que j’ai fait, c’était dans le salon de l’artiste où il y avait ses 2 chats et une barre de ballet. Et elle avait dit qu’elle avait pratiqué la danse dans son salon avec ses deux chats. Donc, ce qu’on a fait, c’est qu’elle a commencé à danser dans son salon, et moi je prenais des captures d’écran. La shot finale était évidemment avec son chat, car c’était ça sa réalité.
L’approche participative est un aspect que Kiran a beaucoup apprécié et qui lui a permis d’évoluer en tant qu’artiste. C’est une approche qu’elle va garder pour de futurs projets.
Les finances : Aide gouvernementale d’urgence, mais le futur du projet reste en suspens
Kiran ne bénéficie plus de la PCU et ses contrats photos ont repris. Elle cherche donc des subventions pour pérenniser le projet de Résilience artistique et pouvoir y consacrer plus de temps. Elle a fait trois demandes de bourses, dont deux sont toujours en suspens et une fut refusée. Elle voudrait développer un site Internet bilingue pour que les artistes d’un bout à l’autre du Canada aient une plateforme pour partager leur art, pour partager entre eux et envers le public gratuitement.
Étant en attente de subventions, son projet est actuellement bloqué. Pour la prochaine étape, elle aurait besoin d’un programmeur et d’un traducteur, ce qui représente plusieurs milliers de dollars, qu’elle ne possède pas. Elle espère décrocher les bourses, car sinon il faudrait qu’elle trouve des volontaires pour participer bénévolement. Sa limite pour trouver le financement et les ressources est mai 2022. Kiran est motivée et croit en son projet: « Si je ne trouve personne, peut-être que c’est moi qui vais le faire, et ça sera un peu moins beau. »
Les leçons : adaptation artistique et développement communautaire
Kiran a ressorti deux aspects majeurs de Résilience artistique : une adaptabilité artistique et le développement communautaire.
Lors de la pandémie, Kiran a démontré à plusieurs reprises sa flexibilité et sa capacité d’adaptation. D’abord, elle a développé une nouvelle méthode de travail qu’elle ajoute à sa boîte à outils: l’approche collaborative. Puis, elle s’est adaptée à une nouvelle forme d’esthétique visuelle dans sa photographie.
Le projet a débuté avec 60 artistes liés au festival Accès Asie et s’est terminé avec 135 artistes provenant de différentes régions à travers le Canada. Malgré le vide social créé par l’arrêt complet des événements artistiques (vernissages, expositions, spectacles, etc.), ce projet lui a permis de rester connectée au milieu. Elle espère que ces belles rencontres vont éventuellement la mener vers d’autres projets ou collaborations.
Kiran a recueilli tous ces témoignages pour montrer et promouvoir la réalité des artistes asiatiques, mais aussi pour montrer que malgré tout, les artistes vont continuer de créer. Elle espère que ce projet va motiver d’autres artistes et communautés à rester connectés, à s’entraider et à être solidaires. Kiran souhaite aussi que son projet Résilience artistique va montrer aux différentes communautés les contributions positives de la communauté asiatique et ainsi lutter contre le racisme dont elle est la cible.